Entrevue avec Marie‑Gisèle Munyaneza réalisée par Tamy Emma Pepin avec la collaboration de l'Agence spatiale canadienne
Date
Mercredi le 24 février 2021
Emplacement
Montréal, Canada
Éditrice(s)
Maéva Carreira, Fatou Alhya Diagne (Invitée)
Illustration
Saraah Bikaï
À l’âge de 5 ans, Marie-Gisèle regardait, par la baie vitrée de l’aéroport de Kigali, l’avion de son père qui décollait. Déjà à l’époque, elle se questionnait sur comment un si gros appareil pouvait s’envoler et contrer - ce qu’elle apprendrait être, plus tard - les lois de la physique. Sa curiosité s’est rapidement transformée en passion. Pour Marie-Gisèle, il n’y avait rien de plus intriguant que de résoudre un problème. Mais au-delà de la résolution, il fallait que la solution puisse apporter une utilité à la vie humaine.
En 2001, le génocide au Rwanda a poussé Marie-Gisèle - et éventuellement sa famille - à devoir quitter son pays d’origine afin de commencer une nouvelle vie, seule, à l’âge de 16 ans, au Canada. Par contre, il n’était pas question pour elle d’abdiquer. Il était important pour Marie-Gisèle de poursuivre dans cette voie qui l’avait tant animée depuis un jeune âge. Passionnée des mathématiques, ce ne fut donc sans surprise qu’elle décida, à la fin de son parcours pré-universitaire, de s’orienter vers une carrière en ingénierie.
Aujourd’hui ingénieure pour l’Agence spatiale canadienne, Marie-Gisèle s’ouvre à nous sur son parcours en tant que femme noire scientifique, son nouveau rôle de gestionnaire au sein de l’ASC et l’importance de la collaboration dans la résolution de problème pour l’être humain.
C'était assez impressionnant parce que lorsqu’il était au sol, il avait une vitesse qui semblait très lente et, très doucement, il disparaissait vers les pistes en arrière pour revenir avec une vitesse incroyable pour s’élever vers le ciel. Et aux atterrissages, pareil.
On m’a demandé, à ma dernière année de collège, tu veux faire quoi? En lisant et en demandant, j’ai appris qu'il y avait des domaines où les sciences et les mathématiques ne restaient pas juste pures - elles pouvaient être aussi appliquées. Et c'est là que ça devenait très intéressant.
Les histoires qu’on nous raconte définissent les modèles sur lesquels nous nous basons pour bâtir notre monde. Dans le cadre du Mois de l’histoire des Noirs, est-ce qu’il y a eu des figures noires qui vous ont inspiré?
Par contre, je commencerais par les figures qui ont été le plus proches de moi – des figures ordinaires. J’ai passé une grande partie de ma vie en Afrique. Donc les personnes qui m’ont inspirée sont les personnes qui étaient responsables de mon éducation. C’est là que l’éveil commence. Mes parents ont aussi été des figures importantes pour moi. Quand j’étais enfant, j’étais un peu bizarre. J’étais cette enfant qui n’était pas tant attirée par les poupées et les jouets, mais qui voulait s’enfermer pour résoudre des problèmes. Mais ils me laissaient découvrir et ils me laissaient passer mon temps à la bibliothèque. Ce sont aussi des gens qui ont eu un parcours assez différent pour leur milieu. Ils ont fait des études à l’étranger – ils ont eu à voyager pour pouvoir vivre leur rêve d’étudier. Ça n’a pas toujours été facile, mais je les ai vus croire en ce qu’ils voulaient et ils l’ont obtenu. Ils ont été un énorme moteur pour moi.
Elle est née en 1922 et le fait de vivre dans l’insécurité et de devoir rentrer à des heures tardives ont fait qu'elle s'est posé la question: « Qu'est-ce que je peux faire pour assurer un peu plus de sécurité chez moi, quand les gens viennent sonner à la porte? »
On voit un exemple où finalement tu transformes ton adversité en une force et ça, moi, je m’y retrouve beaucoup parce que je ne sais pas si la Marie-Gisèle du Rwanda – qui était bien dans son pays, qui était tranquille – aurait eu le même parcours qu’aujourd’hui. Parce qu’à un moment, il faut se battre, il faut vouloir et ce n’est pas toujours facile. Il y a la passion du début, mais après on arrive dans du solide : ce sont des heures de travail – beaucoup de sacrifices. Est-ce que j’aurais eu la même drive si je n’avais pas eu la vie que j’ai eue? Je viens du Rwanda et on sait tous ce qui s’est passé là-bas. J’ai vécu une partie de ma vie en tant que réfugiée et ce sont des choses que j’ai eu à vivre avec ma famille. Ça n’a pas été des moments faciles. Par contre, ça été un moteur sur ma motivation et ce que j’avais à faire. Je suis arrivée toute seule – mes parents n’étaient pas avec moi initialement quand je suis arrivée. Je me suis inscrite à l’école toute seule. Pour moi c’était évident. J’étais consciente que c’était une chance énorme étant donné les événements qui venaient d’arriver dans mon pays. C’est juste pour dire que parfois dans l’adversité, des histoires particulières peuvent être un catalyseur incroyable.
Aujourd’hui, en tant qu’ingénieure en gestion de projets pour l’Agence spatiale canadienne, en quoi consiste votre travail?
Après avoir travaillé dans l’aéronautique pendant quelques années, je suis rentrée à l’Agence spatiale canadienne. J’ai d’abord été ingénieure opérations. Je travaillais au support des opérations qui se passent dans la station spatiale internationale. J’ai fait ça pendant 3 ans et demi, quand même, et, là, depuis février dernier, je suis plutôt dans un poste de gestionnaire de projets. Donc je suis passée du côté de la gestion de projets de satellites et d’instruments sur satellite. Un satellite c’est orbital : ça tourne et ça peut abriter un ou plusieurs instruments. Les instruments, on les appelle les charges utiles et ce sont elles qui ont une fonction particulière. Par exemple, on met telle charge utile pour capter tel type d’image à tel moment de la journée ou tel temps de l’année pour telle utilité. Donc voilà, je suis gestionnaire de projet adjointe : j’épaule un gestionnaire de projet senior sur des projets.
Fusée Falcon 9 de SpaceX prête pour le lancement de trois satellites de la mission de la Constellation RADARSAT. (Source: SpaceX)
Il y a beaucoup de projets sur lesquels je travaille. L’un d’entre eux est le Terrestrial Snow Mass Mission. La charge utile que l’on veut lancer, on veut s’en servir pour être capable de mesurer le niveau de neige et d’eau au sol à différentes périodes de l’année et à différents endroits sur des zones géographiques ciblées.
Tout à fait, il y a beaucoup d’utilités. Par exemple, on peut observer dans le temps combien de quantité de neige tombe. Ce genre de données collectées prend tout son sens dans la période où on se trouve et où on parle de changements climatiques. On observe dans le temps des données extrêmement fiables non limitatives. C’est intéressant pour l’Homme parce qu’on voit l’impact de comment évolue notre climat. Est-ce qu’on peut en tirer des pronostics? Est-ce qu’on peut aider à toutes les connaissances qui touchent aux études climatiques? Pas plus tard que ce matin – ce n’est pas un projet sur lequel je travaille -, mais je lisais brièvement sur la sauvegarde des espèces en voie d’instinction. Si je prends le cas des éléphants, on est parfois capable de leur poser des émetteurs. Ensuite, par satellite, on est capable d’enregistrer tous les déplacements de cette population classifiée en voie d’instinction sans forcément les restreindre dans leur liberté d’animaux. Après, pour les satellites des télécoms, on a vu pendant la période de Covid comment avoir accès à des médias fiables a carrément permis à des millions de gens dans le monde de continuer à travailler et de communiquer avec des personnes dans des régions plus éloignées.
Tourbillons de glace dans le golfe du Saint-Laurent
(Source : Observatoire terrestre de la NASA, Joshua Stevens, données du satellite GOES-16)
Je trouve ça extraordinaire la capacité de l’Homme à inventer – dans le grand sens du terme – en science comme dans tous les domaines. Je suis toujours impressionnée par la capacité de l’Homme à améliorer les choses – parce qu’on part jamais de zéro. La science c’est quelque chose qu’améliorent constamment les ingénieurs : on réfléchit à des développements qui vont améliorer ce qu’on a. On peut presque toujours trouver quelque chose de mieux à faire. L’être humain a toujours cette force de se questionner sur son contexte. D’années en années, on ne fait pas face aux mêmes défis. Les défis changent donc les contextes changent et les opportunités changent. Donc comment on utilise tout ça pour innover, créer quelque chose qui est mieux? C’est de se poser cette question avec toujours le souci d’améliorer et de défendre la vie humaine. Parce qu’on va se le dire : on a la capacité de créer pour détruire.
On va tous se demander un jour : « Pourquoi on a inventé les armes? Pourquoi y a-t-il eu des créations qui ne sont pas pour la promotion de la vie? » Mon espoir, c’est que ça aille en diminuant et que cette envie de créer soit constamment associée à ce souci d’améliorer l’être humain, sa vie, son bien-être et la vie en communauté.
Si ça va en grandissant – et le reste en diminuant – on est dans la bonne direction. Et on est dans l’ère de l’intelligence artificielle. Moi je me dis : il faut que ce développement soit encadré dans le souci de promouvoir la vie humaine. Ce pouvoir est entre les mains de l’Homme qui a le pouvoir de faire ce choix. Et il faudra qu’on fasse les bons choix aux bons moments et qu’on ne soit pas les créateurs de ce qui va nous détruire.
OSIRIS à bord du satellite Odin est le premier instrument à mesurer la concentration des polluants qui participent à l'appauvrissement de l'ozone et à identifier avec précision les activités humaines qui contribuent à la création du problème. (Source : Agence spatiale canadienne)
On est envahi par les réseaux sociaux et par les téléphones. À un moment donné, on a une limite et c’est là qu’on doit se mettre en mode écoute.
L’autre pan important de la vie d’un projet – et donc pour un gestionnaire de projet -, c’est de connaître son contexte personnel et son profil professionnel. Connaître ses forces et ses points d’amélioration. Il faut les identifier et les utiliser à bon escient. Je pense que tout professionnel gagne à ça, dans tout domaine. Quand tu te connais, tu gagnes : tu vas pouvoir faire de ces forces, un levier. Tu vas aussi pouvoir mettre en place des plans pour améliorer les secteurs dont tu juges que tu as encore du chemin à faire. Pour parvenir à s’améliorer, il faut parfois établir des plans définis.
Marie-Gisèle Munyaneza